Une révolution judiciaire : le principe de proportionnalité appliqué au Droit Immobilier.

Article par Caroline Favre de Thierrens, avocat, chez Eleom Avocats à Nîmes.

 

Désormais, dans beaucoup d’affaires, le Juge va devoir contrôler la proportionnalité d’une sanction eu égard à l’intérêt pour le bénéficiaire. En cas de démolition, sanction parfois prononcée en droit immobilier, le contrôle de proportionnalité sera au cœur de débats.

En matière d’urbanisme aussi, le contrôle de proportionnalité est opéré entre un action aux fins de démolition et le droit au respect de son domicile et desa vie privée.

 

Jusqu’à présent, le code civil faisait primer le contrat, et tout manquement (même minime) au contrat permettait à la partie victime de solliciter la remise en conformité de l’ouvrage par rapport à ce qui était convenu. Ainsi, il n’était pas rare de voir que des erreurs altimétriques de quelques centimètres ou des oublis sur une notice descriptive d’un contrat de construction de maison individuelle puissent engendrer la démolition de l’ouvrage…

Désormais, le Juge, face à ce type de situation, doit opérer un contrôle de proportionnalité. C’est notamment le sens de l’article 1221 du code civil qui dispose

«Le créancier d’une obligation, peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature, sauf si cette exécution est impossible ou s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt pour le créancier».

Il s’agit d’une réelle nouveauté, par rapport au droit antérieur, puisqu’il y a un nouveau critère dans le cadre de l’exécution d’un contrat : c’est l’enjeu économique, qui peut justifier de déroger au contrat.

Deux conditions sont posées par ce texte :

Il faut une disproportion manifeste.

La difficulté de ce nouveau texte réside dans le fait que la notion de « disproportion manifeste » n’est pas définie. La jurisprudence devra trancher….les discussions seront vives…

Il faut arbitrer entre le coût d’une exécution forcée pour le débiteur et l’intérêt qu’elle procure au créancier.

Cela place en réalité le créancier dans la situation d’exiger son dû, sauf lorsqu’il n’en tirerait pas réellement de profit.

Ce principe de proportionnalité est de plus en plus invoqué devant les juges du fond en matière de construction, en matière d’urbanisme, en matière d’expulsion et bientôt sûrement sur la question de l’empiètement.

En matière de construction :

La Cour de cassation a commencé à appliquer le principe de proportionnalité dans des dossiers où se posaient la question de la démolition et reconstruction (hors le cas de l’empiètement).

Dans les cas de démolition/ reconstruction :

De plus en plus, la Cour de cassation exige des juges du fond qu’ils vérifient si des solutions alternatives à la démolition / reconstruction sont possibles.
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 février 2019 (Cass, 3ème civ, 14 février 2019, n° 17-28768), en matière de non-conformité parasismique, en témoigne amplement :

« Mais attendu qu’ayant retenu que la solution de la destruction et de la reconstruction de l’ouvrage n’était pas la seule qui permettait de procurer aux maîtres de l’ouvrage une réparation intégrale de leur préjudice et relevé que la solution qu’elle retenait avait été validée par le conseil scientifique et technique du bâtiment et que, selon l’expert judiciaire, elle offrait des garanties supérieures à celles qui s’attachaient à la règlementation parasismique, la cour d’appel a souverainement fixé le montant du préjudice. »

Par contre, lorsque la nature des désordres impose qu’il soit procédé à la démolition et à la reconstruction de l’ouvrage, la Cour de cassation n’hésite pas à faire droit à la demande du maître de l’ouvrage, mais en vérifiant qu’il ait été préalablement procédé à l’examen des différentes solutions techniquement envisageables, de sorte que le principe de réparation intégrale ne puisse en constituer le seul fondement (Cass, 3ème civ, 21 mars 2019, n° 17-28768).
Il est à noter l’importance des chefs de missions impartis aux experts judiciaires, puisqu’il faut pouvoir proposer plusieurs solutions, dont des solutions alternatives à la démolition reconstruction.

Contrat de construction de maison individuelle :

Le contrôle de proportionnalité de la Cour de cassation s’est également opéré dans le domaine du contrat de construction de maison individuelle qui, sous couvert de dispositions légales d’ordre public, a pu donner lieu à de nombreuses procédures que certains ont pu considérer comme étant excessives, voir abusives
La Cour de cassation a ainsi expressément recouru à la notion de proportionnalité pour justifier le rejet de la demande du maître d’ouvrage tendant à la démolition de l’ouvrage et à la remise en état du terrain, alors qu’il sollicitait par ailleurs la nullité du contrat de construction
« Mais attendu qu’ayant relevé que les sommes versées par Mme C … D … n’avaient pas excédé le montant des travaux réalisés et facturés, que le chantier, achevé à plus des deux tiers, était clos et couvert, avec un gros œuvre de charpente couverture de bonne qualité, un gros œuvre de maçonnerie tout à fait correct, et qu’il aurait pu être terminé à la date prévue et retenu le caractère disproportionné de la sanction de la démolition de l’ouvrage, la cour d’appel, qui n’a pas limité la réparation dans l’intérêt du responsable, a pu rejeter cette demande. » (Arrêt rendu le 3 mai 2018 (Cass, 3ème civ, 3 mai 2018, n° 17-15067),

En matière de Droit de Propriété :

Il est à noter une certaine évolution en la matière de la jurisprudence

Empiètement sur une servitude de passage :

Un premier arrêt de la Cour de cassation en date du 19 décembre 2019 n° 18 25 113 a fait application du principe de proportionnalité au sujet de la démolition d’une maison d’habitation qui empiète sur une servitude de passage ;
La Cour de cassation rappelle que la Cour d’appel doit, si cela est invoqué devant elle, examiner la proportionnalité d’une mesure de démolition au regard du droit au respect du domicile protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ;
Attention, il ne s’agit pas d’une atteinte au droit de propriété que pourrait l’être un empiètement classique, puisqu’il s’agit d’une servitude de passage.
Mais certains peuvent y voir une prémisse à un revirement de jurisprudence en matière d’empiètement…

Expulsion :

Cet arrêt démontre que la Cour de cassation est toujours très attachée au droit de propriété.
La Cour de cassation en revanche a écarté le droit au respect du domicile dans une affaire d’expulsion (Cour de cassation du 28 novembre 2019 n° 17 22 810).
La Cour de cassation reconnait que si la mesure d’expulsion d’un occupant constitue bien une ingérence dans le droit au respect du domicile, cette ingérence vise à garantir au propriétaire du terrain le droit au respect de ses biens protégés.
Elle pose une présomption de proportionnalité de la mesure d’expulsion en cas d’occupation d’un terrain, puisque celle-ci est la seule de nature à permettre une défense efficace du droit de propriété.
Il est précisé que la Cour de cassation a bien du mal à écarter le droit de propriété en faveur d’autres droits fondamentaux.
Mais la proportionnalité grapille du terrain de plus en plus en droit immobilier.

Démolition et urbanisme :

Deux arrêts de la Cour de cassation du 16 janvier 2020 : un contrôle de proportionnalité a été opéré entre le droit au respect du domicile de propriétaire face au droit de l’urbanisme.
– N° 19 13 645
– N°19 19 375

  • 1er arrêt : 16 janvier 2020 N° 19 13 645

Un propriétaire voit sa maison d’habitation détruite par un incendie. Il présente trois permis, qui sont tous refusés. Il reconstruit sa maison. Il est assigné par la Commune en démolition.
Le propriétaire a soutenu que la demande en démolition n’est pas proportionnelle au regard de sa situation familiale et financière et eu égard à l’article 8 de la CEDH.
La Cour de cassation ne remet pas en cause la décision de démolition, au motif qu’il faut préserver la sécurité des personnes exposées au risque naturel d’inondation et d’éviter toutes constructions dans des zones inondables.

Ainsi la Cour de cassation souhaite que les juges du fond fassent un arbitrage in concreto entre les droits fondamentaux des personnes et le droit de l’urbanisme ;

« Ayant retenu qu’il existait un besoin social impérieux de préserver la sécurité des personnes exposées à un risque naturel d’inondation et d’éviter toute construction nouvelle ou reconstruction à l’intérieur des zones inondables soumises aux aléas les plus forts, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision d’ordonner la démolition ».

  • 2ème arrêt du 16 janvier 2020 N°19 19 375

Un propriétaire habite une maison construite sans permis. La parcelle se trouve dans une zone très urbanisée, avec de nombreuses constructions pavillonnaires de l’autre côté de la rue et se trouvait au croisement de voies de circulation équipées en eau , électricité et réseaux d’assainissement.

La Cour de cassation estime que la démolition peut être écartée, s’il s’agit d’une mesure disproportionnée par rapport aux droits fondamentaux du propriétaire, dès lors que la sécurité des personnes n’est pas en cause et que seule la politique urbaine est en discussion.

« Pour accueillir la demande de démolition, l’arrêt retient que le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile ne fait pas obstacle à la protection de l’environnement assurée par des dispositions d’urbanisme impératives destinées à préserver l’intérêt public de la commune et de ses habitants, que les droits fondamentaux invoqués par Mme X… et M. Y… ne sauraient ôter au trouble que constitue la violation réitérée et en toute connaissance de cause des règles d’urbanisme en vigueur son caractère manifestement illicite et que les mesures de démolition et d’expulsion sollicitées sont proportionnées au droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile de Mme X… et M. Y…, l’expulsion devant s’entendre des constructions à vocation d’habitation édifiées sur la parcelle […] et non de l’ensemble de la parcelle puisque Mme X… en est propriétaire.
6. En se déterminant ainsi, par un motif inopérant tiré de ce que la mesure d’expulsion ne concerne que les constructions à usage d’habitation, sans rechercher concrètement, comme il le lui était demandé, si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile de Mme X… et de M. Y…, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».

Ainsi dans les deux cas, la Cour de cassation exige des juges du fond de rechercher in concreto, en fonction des particularités de l’espèce, la proportionnalité entre le respect du droit de l’urbanisme et la protection du domicile des intéressés.